Voyage au pays quantique
Cela faisait presque deux mois que le « Coin du scientifique » n’était pas revenu dans l’Affranchi. Mais, patience est mère de toutes les vertus, et j’ai le plaisir de rapporter une interview avec le Professeur Alain Aspect, récipiendaire du prix Nobel 2022 avec l’Américain John F. Clauser et l’Autrichien Anton Zeilinger.
Mais au fait, quantique, ça veut dire quoi ?
La mécanique quantique est la fille de la théorie des « quanta ». Au début du XXe siècle, on a remarqué que les atomes et la lumière s’échangeaient de l’énergie par multiples d’une quantité minimale : le « quantum », signifiant quantité. Les développements mathématiques qui découlèrent de cette idée ont montré que cette approche conduisait à prouver que toute particule (et tout objet) est aussi une onde.
Le professeur Alain Aspect.
Avec l’expérience qui l’a conduit au Nobel, le physicien Alain Aspect a prouvé l’existence de l’intrication quantique, un phénomène dans lequel deux choses (lumière, atomes ou même objets beaucoup plus gros) forment un système lié. L’intrication consiste à créer des corrélations si fortes entre certaines propriétés physiques de deux particules, que celles-ci forment alors un système unique, bien qu’en apparence distinctes, et ce quelle que soit la distance qui les sépare. De la sorte, une action extérieure sur l'une des particules, aura une répercussion immédiate sur l’état de la seconde... et sans transfert d'énergie.
Depuis ses expériences sur l’intrication, Alain Aspect a donné de nombreuses interviews à ce sujet et j’ai préféré revenir à la base de la physique quantique, et notamment discuter de ce qu’est une mesure en mécanique quantique.
Une théorie du hasard ?
Oui et non, car la mécanique quantique est une théorie probabiliste. Faire une mesure en mécanique quantique est un peu comme un lancer de dés. Par exemple, pour une particule, la théorie prédit entre autres les positions ou les vitesses possibles et associe une probabilité à chacun des résultats possibles. Mais ce n’est pas complètement du hasard, car on connaît déjà les résultats possibles, de la même manière qu’avec un dé, on sait déjà qu’on obtiendra 1,2,3,4,5 ou 6, avec une probabilité de 1/6. Le problème le plus fondamental de la mécanique quantique, c’est qu’on n’a toujours pas compris ce qui se passe physiquement au moment de la mesure, c’est-à-dire lorsque l’observateur relève le résultat et pourquoi la Nature donne un résultat en particulier et pas l’autre… c’est à ce moment que la notion de hasard quantique intervient. Entre les tenants de l’école de Copenhague pour qui le résultat n’existe pas physiquement avant la mesure ou les partisans de la théorie d’Everett qui suggèrent que les autres résultats se produisent dans des univers parallèles, les physiciens ne manquent pas d’imagination !
En effet, lorsqu’un observateur pratique une mesure, afin de connaître l’état du système, cela brise systématiquement l’intrication ou la superposition d’état (voir figure 2). Cela m’amène à ma première question pour Alain Aspect : quel est le rôle de l’observateur en mécanique quantique ?
« Un observateur n’est pas très différent d’un appareil de mesure, l’observateur de mécanique quantique est le même qu’en relativité, ou même qu’en physique classique, explique Alain Aspect. L’observateur, c’est l’appareil de mesure qui permet d’enregistrer l’état d’une mesure, et si cette mesure est définie comme une mesure quantique, alors on est dans le cadre de la physique quantique. Par exemple, si je mesure la vitesse d’une voiture, ce n’est pas une mesure quantique, mais si je mesure la position ou la vitesse d’une particule qui peuvent être dans des superpositions d’états, alors là c’est une mesure quantique ».
Au-dessus : analogie avec le dé. Avant la mesure, le dé est dans le mélange de ses résultats possibles : c’est la superposition d’états. Après la mesure, il ne reste qu’un seul état. En dessous : positions possibles d’un électron (en orange) en orbite autour d’un noyau d’hydrogène (en rouge) avant et après la mesure. Pourquoi la mesure brise-t-elle la superposition d’états ? Et pourquoi ce résultat et pas un autre ?
Alors, je m’interroge. Puisque la mécanique quantique est probabiliste, deux observateurs peuvent-ils avoir une réalité différente ? « Dire que la réalité est liée à la mesure est à mon avis, une utilisation abusive des mots, mais il est incontestable que la mesure permet de nous construire une image, et on sait que si on faisait des mesures différentes, on construirait une autre image. D’ailleurs, même en mesurant la même chose, on peut trouver des résultats différents, puisque les résultats de la physique quantique sont probabilistes. Par contre, si on possède un grand nombre de systèmes quantiques préparés de la même façon, en multipliant les mesures, à la fin, tout le monde a une description unique. Dans la mesure où on fait une unique mesure, la mécanique quantique étant probabiliste, on peut envisager sur une particule d’avoir plusieurs résultats. À partir de là, on va construire des images différentes, mais de là à dire que la réalité est différente, c’est une question d’interprétation personnelle. »
Soit les observateurs et les mesures brisent les superpositions d’états… mais si on ne faisait pas de mesure, comment se déroulerait le cours du monde ? Est-ce qu’un monde sans observateur et sans mesure serait différent ? « À partir du moment où un appareil de mesure interagit avec un système, évidemment que cela influence l’évolution, sans appareil de mesure, l’évolution ne serait pas la même ! »
Ainsi donc, la mesure perturbe toujours l’expérience… Mais est-ce qu’une théorie qui n’a pas l’air d’autre chose qu’un jeu de dés peut avoir des applications dans notre quotidien ? Pourrait-on même utiliser cette nature probabiliste des choses pour révolutionner le monde ?
Erwin Schrödinger, physicien viennois fondateur de la mécanique quantique, dont la vie fut plutôt rocambolesque.
N’y rien comprendre. C’est la réaction de quiconque rencontrant pour la première fois les principes déroutants de cette nouvelle physique. Un siècle sépare le prix Nobel d’Alain Aspect et l’équation de Schrödinger, la pierre angulaire de la mécanique quantique ; et pourtant, les mécanismes fondamentaux qui régissent la mesure, c’est-à-dire l’interaction entre un système quantique et un observateur sont toujours incertains aux yeux des physiciens.
Cependant, aussi probabiliste et insolite que soit la physique quantique, jamais aucune théorie n’a autant apporté de progrès technique à la civilisation humaine.
La première révolution quantique
« Si on veut parler de l’impact de la physique quantique, il faut rappeler que c’est à la physique quantique qu’on doit le laser, le transistor et donc les ordinateurs, l’imagerie médicale, en bref, un nombre incalculable d’applications. C’est la première révolution quantique. Elle a permis le développement d’une société de l’information et de la communication », précise Alain Aspect.
D’ailleurs, le Prix Nobel est cofondateur de PASQAL, start-up nouvelle, qui veut développer un ordinateur quantique. En quelques semaines, PASQAL a levé plus de 100 millions d’euros de la part d’investisseurs divers. La seconde révolution quantique, alias l’ordinateur quantique, est en cours ! Mais, quand arrivera-t-elle ?
Quelle est la différence entre un ordinateur classique et un ordinateur quantique ?
La différence majeure entre les deux repose sur la brique d’information de base. Pour un ordinateur classique, l’information est contenue dans un bit, dont la valeur est 0 ou 1. En informatique quantique, c’est différent : la brique de base est le qubit (prononcez-le comme ça s’écrit, c’est le disgracieux acronyme de « quantum bit »). Le qubit est une superposition d’états (un mélange probabiliste) de 0 et 1. À partir d’un certain nombre de qubits, un ordinateur quantique devient plus rapide que le meilleur des ordinateurs classiques : c’est l’avantage quantique.
Légende figure 2 : Gauche : représentation d’un bit « classique » de données dont la valeur est 0 ou 1. Droite : représentation d’un qubit dont la valeur est une superposition de 0 et de 1.
« Pour le moment, ce qu’on appelle l’ordinateur quantique en est encore au stade d’expérience de laboratoire et on ne sait pas si cela va impacter la vie des gens. Quant à l’intelligence artificielle, elle a bien sûr à voir avec l’ordinateur. Si l’on imagine que l’on aura des ordinateurs quantiques plus puissants que les ordinateurs actuels, peut-être que ça jouera un rôle. », ajoute Alain Aspect. Les possibilités offertes par une intelligence artificielle paraissent à la fois formidables et effrayantes, comme le laisse imaginer la littérature de science-fiction, ou la mise en garde de Stephen Hawking avant sa mort. Et le temps où l’ordinateur quantique naîtra ne semble plus si lointain. « Je doute que l’ordinateur quantique idéal, tel qu’on le décrit dans les publications théoriques, arrive au cours de ma vie. Mais je suis quelqu’un d’âgé, j’ai 75 ans, donc ça ne veut pas dire qu’il faudra attendre des siècles ! » plaisante Alain Aspect.
« En revanche, nous avons déjà des ordinateurs quantiques bruyants. On saura d’ici quelques années si ces ordinateurs quantiques aux performances dégradées sont capables de donner quelques résultats intéressants. »
En fait, les qubits sont très fragiles : les perturbations extérieures brisent les superpositions d’états. Alain Aspect explique que « comme dans toute expérience de physique, la moindre perturbation, champ magnétique parasite, ondes, gaz résiduel, viennent briser l’intrication et les superpositions d’état. » Toutefois, il ne faut pas baisser les bras, car comme le signale le physicien, « c’était la même chose au départ dans les ordinateurs classiques. »
La Nature est toujours plus subtile que nous
« En règle générale en physique expérimentale, les choses imprévues sont nocives. Mais il arrive parfois que certaines soient bénéfiques. C’est pourquoi il faut faire de la recherche expérimentale, car la Nature est plus intelligente que nous, ou en tout cas plus subtile que nous. J’ai un exemple technique, mais j’espère ne pas perdre les lecteurs de l’Affranchi. On recherchait un condensat de Bose-Einstein (un état particulier de la matière qui advient, lorsqu’on la refroidit à des températures extrêmement proches du zéro absolu) dans de l’hélium. Au fur et à mesure de l’expérience, on voyait de moins en moins de signal, jusqu’à ne plus en avoir. L’étudiant désespéré a malgré tout poursuivi l’expérience et soudain, le signal est réapparu fortement. Ce n’était pas un miracle : à température élevée, les atomes partaient dans toutes les directions de l’espace, mais en s’approchant du zéro absolu, les vitesses des atomes sont devenues tellement faibles qu’ils sont finalement tous retombés sur le détecteur… Nous avons été les premiers à observer cet effet ! C’était quand même une première mondiale. C’est un émerveillement du travail expérimental.»
En fin d’entretien, les rôles s’inversent et Alain Aspect me pose quelques questions sur mes activités au laboratoire FEMTO-ST. En l’occurrence, je construis une sorte d’horloge très précise, avec l’ambition de pouvoir faire des tests de détection de matière noire, encore non-détectée, mais ayant un effet très important sur le mouvement des astres.
« Vous n’hésitez pas à prendre des risques, c’est bien, m’encourage Alain Aspect. Quand on fait le métier de chercheur, il faut savoir prendre des risques, sinon, il est clair qu’il faut changer de métier. Bien sûr, la première chose à faire c’est de faire marcher la technologie », conclut le Prix Nobel.
Bon… Au boulot !
Jonathan Gillot.
Pour aller plus loin : Comme cette chronique est trop courte pour englober et expliquer une théorie telle que la mécanique quantique, je vous suggère le simple et excellent « Einstein et les révolutions quantiques », Alain Aspect, CNRS éditions, 2019.
Pour toute question scientifique, vous pouvez me contacter à gillot.jonathan@hotmail.fr