A Auberive, de l’art qui bouscule
Cette année, l’abbaye d’Auberive consacre son exposition à deux artistes majeurs qui s’intéressent aux problèmes du monde : Ernest Pignon-Ernest et Barthélémy Toguo. Et il y a du «lourd».
L’artiste français Ernest Pignon-Ernest est actuellement exposé à la Biennale de Venise, considérée comme une des plus prestigieuses manifestations artistiques en Europe et dans le monde.
Les œuvres de Barthélémy Toguo ont quant à elles été montrées récemment au musée du Quai Branly et sous la pyramide du Louvre. Elles sont aussi présentes dans des musées à Paris, Londres et New-York.
Mais pour découvrir les créations de ces deux artistes majeurs, il n’y a pas besoin d’aller à Venise, à New-York ou même à Paris : il suffit d’aller cet été à l’abbaye d’Auberive qui leur consacre une exposition intitulée «Témoins d’humanité». Une exposition qui ne se contente pas de célébrer la «beauté» mais qui peut aussi bousculer les visiteurs par les thèmes abordés ou la façon de les aborder.
«A Auberive, ce n’est pas des bouquets de fleurs !», a souligné avec le sourire Jean-Claude Volot lors du vernissage, le 1er juin.
«L’art, si c’est juste pour être assorti à vos rideaux et à votre canapé, c’est un peu dommage», avait déjà prévenu sa fille, Alexia Volot, avant de faire entrer les visiteurs. « L’art, ça vous nourrit, ça vous mène sur votre chemin de vie...»
Il faut reconnaître qu’entre les travaux d’Ernest Pignon-Ernest sur la représentation de la mort à Naples, et l’installation de Barthélémy Toguo «Strange fruit» sur les lynchages dont les Noirs ont été victimes aux Etats-Unis (l’installation est inspirée par la chanson de Billie Holliday, le «fruit étrange» étant le corps d’un Noir pendu à un arbre), il y a du «lourd» dans cette exposition.
Pour répondre à la force de frappe atomique...
Agé aujourd’hui de 82 ans, l’artiste plasticien Ernest Pignon-Ernest est souvent considéré comme le précurseur du «street art». Une étiquette qu’il refuse, soulignant que ses œuvres ne sont pas les dessins qu’il expose dans la rue, mais les lieux eux-mêmes, ses images venant exacerber leur potentiel poétique, social, politique, symbolique ou sacré.
Lors du vernissage, il a raconté que tout avait commencé dans les années 1965-1966, au moment de l’installation de la force de frappe atomique sur le plateau d’Albion. Installé depuis peu dans le Vaucluse, il n’avait pas réussi à répondre par le dessin ou la peinture à cette «violence faite au territoire», cette «possibilité pour l’homme de détruire l’humanité» avec des Hiroshima potentiels sous les champs de lavande et les amandiers. «Il fallait intervenir physiquement sur les lieux» et Ernest Pignon-Ernest a eu l’idée d’utiliser une photo d’Hiroshima montrant une victime dont le corps avait disparu dans l’explosion mais dont l’ombre était restée sur le mur. Il en a fait un pochoir et a reproduit cette image sur toutes les routes menant au plateau d’Albion.
Quelques années plus tard, en 1971, dans le cadre du centenaire de la «Semaine sanglante» de la Commune de Paris, ce sont des images de gisants sous forme d’affiches qu’il a collées dans différents lieux symboliques, sur les escaliers du Sacré Cœur, mais aussi au métro Charonne pour rappeler des drames plus récents.
«Si vous demandez l’autorisation, c’est sûr que vous ne l’aurez pas»
Au départ, l’artiste ne pensait même pas à prendre des photos... et il imaginait encore moins qu’il puisse y avoir un jour des expositions de tout ça.
L’exposition d’Auberive montre plus particulièrement son travail sur les prisons, les expulsés et... les cabines téléphoniques, ses interventions dans la ville de Naples, en lien avec les mythologies grecques, romaines et chrétiennes, ses hommages à Pasolini assassiné (portant son propre cadavre) et au poète palestinien Mahmoud Darwich.
Ernest Pignon Ernest confie qu’il colle toujours de façon sauvage, généralement la nuit : «Si vous demandez l’autorisation, c’est sûr que vous ne l’aurez pas. Mais si c’est juste, ça reste...»
Né en 1967 au Cameroun, Barthélémy Toguo est un artiste multi-disciplinaire (il utilise le dessin, la peinture, la sculpture, la gravure, la photographie, l’installation ou la performance) et ses œuvres sont très différentes de celles d’Ernest Pignon-Ernest. «Ce sont deux artistes éminemment politiques, au sens noble du terme, basés sur l’humain, et il nous a semblé intéressant de les mettre ensemble, sans les mélanger», explique Alexia Volot. «Aussi éloignés soient-ils par leurs styles, ils sont les témoins des humanités ou déshumanités de leur temps. Ils nous interpellent en nous confrontant à nos peurs, nos questionnements, nos intolérances...»
«La première fois que j’ai vu son boulot, ça m’a choqué, c’était tellement fort»
«La première fois que j’ai vu son boulot, ça m’a choqué, c’était tellement fort, ça traitait du racisme», confie Jean-Claude Volot.
Dans une salle de l’abbaye d’Auberive, on peut voir une corde de pendu, une sculpture en bronze représentant un molosse prêt à attaquer et, en face, en peinture, des têtes d’Africains qui se balancent sur les branches d’un arbre...
Dans d’autres salles, des peintures d’un bleu magnifique évoquent le thème de l’eau, qui symbolise la vie mais qui peut être aussi dangereuse pour l’homme, de grands vases en porcelaine sont dédiés à la lutte contre les virus du sida et Ebola, une série de photos performances dénoncent de stupides leaders africains et des tampons géants (sculptures en bois) soulignent la confrontation brutale entre l’homme et l’administration. L’artiste se souvient d’avoir été victime de discrimination quand il est arrivé en France en tant qu’étudiant : lors d’un voyage avec son école, il avait été le seul à être retenu par la police à l’aéroport à cause de son passeport camerounais. Et ça l’a marqué à vie.
«Un bon dessin, c’est un coup de poing dans la gueule», disait Cavanna, le fondateur de Hara-Kiki et Charlie Hebdo (où Ernest Pïgnon-Ernest avait d’ailleurs pour amis Cabu et Wolinski). Et en visitant à Auberive cette exposition «Témoins d’humanité» -ou d’inhumanité ?- on prend pas mal de coups de poing...
Christophe Poirson
«Témoins d’humanité», jusqu’au 29 septembre à l’abbaye d’Auberive, le mardi de 14 h à 18 h 30 et du mercredi au dimanche de 10 h à 12 h 30 et de 14 h à 18 h 30. Plein tarif : 10 euros ; 5 euros pour les 12-18 ans, les étudiants, chômeurs et PMR ; gratuit pour les moins de 12 ans.